Nous nous sommes rencontrées en Hypokhâgne et Khâgne lorsque nous étudiions les lettres, les mathématiques et les sciences sociales. Depuis, Céline Sabari-Poizat s’est specialisée dans le conseil en art, a lancé sa propre agence appelée NonFiction et s’occupe du développement à la Gaîté Lyrique.

Hello Céline Sabari-Poizat ! Nous t’avons entendue derniérement sur France Culture où tu présentes ton agence de chasseurs de tendances dans l’art contemporain. Qu’exprime la jeune creation aujourd’hui ?

La jeune création de chaque époque exprime ce que j’appellerais « l’esprit du temps ». Par exemple quand on écoute une chanson des Beatles aujourd’hui, on comprend vite que le monde des années 1960 avait une insouciance bien lointaine pour la jeunesse d’aujourd’hui. C’est pour cela qu’on s’intéresse à la jeune création, elle est une éponge des opportunités et des blocages de l’époque, et nous restitue tout cela dans les esthétiques qu’elles proposent. Avec l’agence et l’édition annuelle que nous publions, nous voulons donner un regard sur la création en train de se faire, celle qui devrait être entendue pour mieux comprendre l’époque et peut-être la faire évoluer. Ce qui ressort en ce moment, c’est beaucoup les questions d’identités (de genre notamment), le rapport à la Nature, le questionnement du patriarcat, du capitalisme et des technologies.

Dans cet épisode de France Culture, tu évoques une oeuvre presentée à la Biennale de Taipei. Je cite « un paysage éclaté » qui suscite notre curiosité mais que nous ne pouvons pas visualiser dans une émission de radio ! C’est peut-etre l’occasion de le mettre en image ici pour palier la frustration.

Oui, c’est une oeuvre dite « totale » de Pierre Pauze et June Balthazard, MASS. Une oeuvre qui questionne le concept de Nature, mêlant une réflexion tout à la fois scientifique et métaphysique au travers d’un récit d’anticipation autour de l’éther, une matière vibratoire infiniment petite et faite de « rien ». Leur oeuvre questionne le récit des origines, la peur du néant, car dans ce cas pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? L’éther est un motif littéraire, mais aussi religieux présent dans de nombreuses cultures, comme un dénominateur commun qui aurait la réponse universelle. Leur oeuvre est une installation environnante, faite d’un film et des sculptures. C’est une expérience, qu’on espère voir prochainement en France au retour de Taipei. Les artistes travaillent actuellement à un second film pour compléter et finaliser l’oeuvre. La production est en cours et finalise son modèle économique.

Pierre Pauze et June Balthazard, MASS (still), 2020. Oeuvres commandées par Hermes Horloger, Bienne, Suisse et la biennale de Taipei 2020

NonFiction élabore ses réflexions stratégiques autour des thèmes du défi écologique, de la participation à un nouvel ordre social et de la nécessité d’un modèle économique stable et durable. Pourquoi est-ce important pour toi ?

Pour moi à titre personnel parce que ce sont des valeurs qui me tiennent à coeur, et professionnellement parce qu’il me semble que c’est le rôle de la culture d’avoir un temps d’avance et d’accompagner la transition, tant dans les esthétiques et sujets des oeuvres présentées que dans le modèle de fonctionnement des institutions culturelles. L’équité sociale, la sobriété économique et la préservation de notre environnement me semble des enjeux prioritaires quand on pense une action artistique. Comment participer à faire avancer ces sujets auprès du public mais aussi comment repenser l’action culturelle pour intégrer ces questions dans notre modèle ?

C’est ce qui m’intéresse.  Par exemple, la mission des musées, ce n’est pas de faire des expositions, c’est de partager le savoir esthétique, l’histoire de l’art ; d’éduquer et de façonner le regard. Trop souvent on réduit la question à « Avons-nous de l’argent pour faire une exposition ? » ou « Quel sera le sujet de la prochaine exposition ? » au lieu de se demander de manière plus générale : « Comment repenser l’action culturelle et la diffusion des savoirs, dans un monde en crise écologique et à l’économie contrainte ? » (entre autres questions !) Il me semble qu’il faut dépasser la logique institutionnelle et garder l’esprit en éveil. Le fait d’être une agence externe nous permet de garder ce regard. On aimerait de plus en plus travailler avec des lieux culturels et des fondations privées sur l’ensemble de ces sujets, dans une vraie ambition stratégique.

Souhaites-tu mettre en lumière d’autres oeuvres qui t’ont marquée cette année ?

Je crois que toutes les oeuvres qu’on présente dans l’édition mérite un regard et une attention, ce serait déjà ma short list de l’année ! Et je travaille sur la prochaine donc je ne vais pas dévoiler nos trouvailles 🙂

Mais je pourrais citer pêle-mêle des jeunes artistes femmes qui me semblent à suivre. Les femmes ont été si longtemps oubliées de l’histoire de l’art. J’inviterais à regarder le travail de Salomé Chatriot, de Mimosa Echard, de Cecil B. Evans, et Apolonia Sokol, 4 esthétiques radicalement différentes qui viennent conforter qu’il n’y a pas « un » art féminin.

Salomé Chatriot, Nymphose with Filip Andreas Skrapic, 2019

Tu parles d’un déclic des sens par l’art pour faire comprendre nos enjeux de société. En avons-nous fini avec l’Art pour l’Art ?

Je crois que même l’Art pour l’Art racontait quelque chose d’une époque. L’art n’est jamais déconnecté de son temps et les artistes ne sont pas dans une tour d’ivoire. Même quand ils veulent le raconter. Pour avoir fait comme moi de la littérature en Khâgne, je pense que tu sais à quel point les écrivains sont de mauvaise foi sur leur lien avec le réel. Les artistes sont pareils. Ce n’est pas un procès d’intention ou une critique, c’est simplement partie intégrale de la posture d’artiste que de mêler égo et empathie, détachement et engagement, référence et déconstruction. Donc on n’en a pas vraiment fini de l’art pour l’art, c’est important d’avoir parfois un regard purement esthétique sur des images proposées. Mais il ne faut pas être naïfs non plus. Il y a toujours une lecture à replacer dans l’époque et un signifiant sur nous-même à entendre dans les oeuvres, même quand l’oeuvre n’est pas explicite.

La direction artistique des marques semblent également prendre ce pli. Effet de mode ou tendance de fond?

C’est une tendance de fond. Les marques sont pragmatiques, elles comprennent très bien qu’il est impossible aujourd’hui de ne pas prendre la parole sur les sujets qui façonnent l’époque et qui questionnent la jeunesse qui sera leur futur cible. Mais de manière plus fine, elles comprennent aussi qu’elles ne vendent pas des objets, ce n’est pas telle robe, tel sac, tel collier qu’on achète. C’est une identification avec un système de valeur, avec un récit qui nous parle, avec une vision de la société. Les marques ont des imaginaires, constitués de leur histoire et de leur avenir. Et le propre de l’art c’est de raconter des histoires, avec des images qui ne sont pas plaquées sur la réalité comme le fait la publicité, mais des histoires qui deviennent intemporelles. L’art façonne des mythes en quelque sorte.

Duna Group, Objects in the mirror are closer than they appears in Jedna Dva Tri Gallery, 2019 (A gauche) 
Eliott Paquet, 37°c: Conversation 1, 2018 (En haut à droite)  
Eliott Paquet 37°c: Conversation 3, 2018 
Duna Group, ADAPTUS X cattle, 2019-2020 (En bas à droite)
Duna Group, ADAPTUS X makkak, 2019-2020 
Duna Group, ADAPTUS X piggi, 2019-2020 

Tu es directrice du développement à la Gaîté Lyrique. Comment porter cette notion d’art engagé ?

Plus que «  art engagé » je parlerais d’art en «  phase avec son temps », un art qui dit quelque chose de l’époque sans pour autant être forcément militant.

Au sein d’une institution culturelle, il m’a paru important de créer un espace de discussion entre des publics très éloignés de l’art, mais très préoccupés par des problématiques sociétales, comme les entreprises par exemple et les contenus artistiques qui entrelacent langage des millenials, questions de l’époque et esthétiques contemporaines. On pensera notamment aux vogueurs qui expriment leurs identités de minorités LGBTQIA+ souvent racisées par une danse codifiée issue du NYC des années 30 puis surtout 80, ou aux podcasteurs qui inventent de nouvelles formes de récit. Pour cela on a créé un Think Tank (son nom est «  AFK, Away From Keyboard » ), un espace où on mêle le monde de l’entreprise avec la génération créative millenials pour comprendre l’époque et participer au façonnement de la société à venir. C’est une manière d’accompagner la transformation des entreprises, de les ancrer dans l’époque par l’art.

Ta prise de poste a fait jaser, est-ce difficile d’être une jeune femme aux commandes d’une institution culturelle de renom?

Ma prise de poste a surtout fait jaser parce que je viens du privé, de mon agence NONFICTION, je crois. J’ai commencé par faire du conseil à la Gaîté lyrique avant d’être recrutée au poste de direction du développement. Malgré ma volonté de faire dialoguer les entités publiques et privées, ce n’est pas toujours simple. Les « cultures » d’établissements sont très différentes et parfois le temps d’appréhension et de compréhension est long. Il y a eu beaucoup de quiproquo malgré la motivation. Ensuite je te rejoins, être une femme, jeune qui plus est, n’a sûrement pas aidé. Je t’avoue que le sujet me dépasse un peu. Je fais mon bout de chemin et je ne me suis pas trop posée la question. C’est peut-être un tort, je suis peut-être partie un peu trop bille en tête et n’ai pas pris assez le temps d’échanger, de comprendre etc. Mais c’est le propre de la jeunesse aussi, cette folle envie d’avancer. Aujourd’hui je ferais sûrement un peu plus attention, même si je ne doute pas que ma place soit légitime et que j’ai apporté une vraie réflexion stratégique pour faire avancer le modèle économique de la Gaîté Lyrique.

La notion « futurs alternatifs » semble être au coeur de ta réflexion. Qu’est-ce que cela signifie?

Cela signifie un futur qui s’affranchit du toute technologique ou de l’effondrement subi, un futur conscient qu’on a décidé collectivement, qui prend en compte les identités complexes et a une conscience éveillée de son histoire, qui intègre l’équité pour réduire les inégalités sociales, qui pense une économie durable mesurée et frugale centrée sur les besoins, qui rééquilibre la place de l’être humain avec son environnement et le reste des vivants. Un futur désirable, collectivement écrit. Ça me semble un programme enthousiasmant, et cela passera en partie par des récits qui raconte ce futur et le rendent désirable. Il faut construire un imaginaire collectif de ce futur alternatif. Je crois qu’on ne prend pas collectivement le virage, parce qu’on ne sait pas ou on va, on ne rêve pas assez en sommes.

Jenine Marsh, Press, 2019 (En haut à gauche)
Michelle Bui, Still Life Under Rolling Pin, 2020 (En bas à gauche)
Michelle Bui, Sweat, Installation View 01 at Franz Kaka, 2020. Courtesy Franz Kafka Gallery (A droite)
Michelle Bui, Promise of Pleasure (Bowels), 2019 

Mimosa Echard, BisouFleur07, 2019

Merci à Céline Sabari-Poizat ! RDV sur le site de la Gaîté Lyrique pour retrouver la programmation.

Découvrez également le site de l’agence de Céline Sabari-Poizat : NonFiction.

Si comme Céline Sabari-Poizat, vous êtes intéressées par la problématique d’un art en phase avec son temps, retrouvez l’interview de Juliette Boucheny, réalisatrice de « Perle ».

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Sophie Guillermin

Sophie est directrice produit chez Angage. Elle s'évertue à développer des outils modernes qui facilitent la collaboration de n'importe où et à n'importe quel moment, toujours dans une optique de créer un Future of Work flexible et respectueux de nos vies multiples et pourquoi pas changer le monde grâce à la stimulation de l'intelligence collective.


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